MANUEL, PAGE 146En 1968, notre colère gronde ; ça va faire trente ans qu'on bouffe notre seum à chaque repas. Pas beaucoup de droits, même pas de vote, nos altérations exploités nous cassent le dos et rayent nos genoux. La plupart vit la peur dans le ventre, c'est pas parce qu'on est plus enfermé qu'on vit libre.
En début d'année, il y a une gamine, Naila Bescel, qui s'fait contrôler par les keufs. Elle prend peur, ça fait longtemps qu'elle n'a pas gobé de Kataline.
Et elle disparaît.
On l'a retrouve quelques jours plus tard, sans vie et rouée de coups, aux abords de la Seine. Le fleuve l'a recrachée comme ça. Bien sûr, pas d'enquêtes, pas de condamnation. C'est ce qui a flambé la capitale. C'était pas la première fois, mais c'était certainement la fois de trop. Après la révolution de 68, on a décidé de créer un refuge et on lui a donné son nom. Il y a une statue d'elle dans les jardins, avec l'identité de tous les gamin·es tué·e·s avant et après elle.
LE REFUGELe bâtiment, en Art déco, serpente dans les galeries, les ouvrent, les embellit. Il y a une partie à la surface, un dôme de verre pour laisser passer la lumière sur les jardins. Ses bras sont bâtis de vieilles pierres, l'acier se rouille, se fait vieux. Mais il y a un odeur de confort dans la poussière qui s'y repose.
Le Refuge accueille les mômes altéré·es qui n'ont plus de toits sur la tête. Il arrive que les services sociaux en déposent, que des gamin·es fuguent et se retrouvent ici. Les pensionnaires restent tant qu'iels en ont besoin, certain·es ne partent jamais : deviennent employé·es du refuge à leur tour. Les soignant·es, infirmières, ami·es — appelle ça comme tu veux — sont tout·es des altéré·es. Il n'y a aucun humain dans le processus, même haut dans la direction. L'endroit s'alimente des pauvres aides de l'État, de la générosité de tout à chacun et du bénévolat.
À l'intérieur, il ressemble à un orphelinat bloqué dans le temps. Il y a des rires, des pleurs quelques fois, mais tout le monde essaie de rendre l'endroit joli. C'est un effort commun, de toute la communauté, pour qu'il tienne debout. Et putain qu'il est précaire son équilibre.
Certain·es altéré·es se la jouent profs, d'autres toubibs ; certains sont payés, travaillent jour et nuit là-dedans, d'autres viennent lorsqu'iels ont le temps.
Ça arrive que des gens malintentionnés essaient de s'en prendre à la bâtisse. Et pour ça, t'as des types de la Cour des Miracles qui en assurent sa protection.
Il y a beaucoup d'animaux dans le refuge : des chats et des chiens, surtout. Le Refuge de Bescel a un partenariat avec la SPA. Les cabots aident souvent les altéré·es, il est pas rare d'en dresser certains pour devenir une aide. Les chats, eux, permettent à certains pensionnaires de trouver un peu de calme. Ça apporte de l'aide, de la vie et un peu de réconfort.